Comprendre l’IA avant de la déployer
Interview CTO
Nicolas a commencé statisticien, bien avant que “data scientist” ne devienne un titre courant. Il a ensuite lancé une startup dans la voix, vécu une vraie aventure entrepreneuriale, puis a pris la tête de l’IA générative chez OCTO Technology.
On a parlé de son parcours, de l’impact réel de ChatGPT, des prochaines vagues d’IA, et de ce que ça change pour le recrutement tech.
Parcours : de l’INSEE à la data science
« Quand je regarde ma carrière, je ne dirais pas qu’elle est atypique. Ce sont surtout les virages qui comptent. J’ai commencé statisticien à l’INSEE, puis au ministère de l’Économie. À l’époque, le métier “sexy”, c’était statisticien, pas data scientist. Google communiquait même là-dessus. »
Rapidement, il participe à des challenges data en ligne et sent monter une discipline encore émergente.
« On n’appelait pas encore ça “data science”, mais il y avait un truc nouveau dans la manière d’utiliser les données. »
Son arrivée chez OCTO marque une vraie rupture.
« On passe d’un monde où des experts écrivent des règles métier à la main, à un monde où les modèles apprennent ces règles. Tu arrives dans une banque avec deux ans d’historique et tu sors un modèle meilleur que leur système affiné pendant 30 ans. Ça change ta vision de ton propre métier. »
Créer une startup dans la voix, avant la vague audio
« Vers 2016–2017, j’ai vu la reconnaissance vocale faire un bond. Pour la première fois, des modèles légers transcrivaient quelqu’un qui parle avec un accent. Je me suis dit : c’est évident que ça va devenir énorme. »
Il cofonde alors Louï Tech, un outil de captation audio, transcription et édition, pensé pour les journalistes, chercheurs, étudiants, consultants.
« L’audio était omniprésent mais inexploité. On a construit un outil presque naturel : tu enregistres, tu transcris, tu corriges, tu recherches dans le texte. Et ça répondait à des usages concrets : un journaliste qui a une interview de 3 heures, un étudiant en sciences sociales qui passe ses soirées à retranscrire… »
Mais le Covid surgit.
« On dépendait beaucoup du présentiel. On avait même investi dans du matériel pour les salles. Et du jour au lendemain, tout passe en visio, avec des outils intégrés qui font de la transcription eux-mêmes. On a pivoté en SaaS, on avançait, on a eu des pistes de rachat… mais l’audio, c’est un marché très dur. »
Entre les géants américains subventionnés, les coûts de calcul élevés, et l’arrivée de modèles open source ultra performants, la fenêtre se referme vite.
« En un an, tu peux passer de précurseur à dépassé. C’était passionnant mais humainement rude : j’avais mon premier fils, de l’épuisement, quelques coups durs en business. J’ai appris énormément, surtout qu’il ne faut pas dire oui à toutes les demandes clients. »
Le retour chez OCTO Technology : structurer une équipe IA qui lit, teste, partage
« Quand je suis revenu chez OCTO, je voulais moins de 100 % technique et plus de management, de transmission. La boîte avait été rachetée par Accenture mais gardait une vraie autonomie. »
Il prend la tête de la tribu “AI Expertise”, une vingtaine de personnes avec un fonctionnement clair:
« Mon rôle, c’est de suivre l’état de l’IA, lire les papiers, comprendre ce qui fonctionne réellement, et traduire ça pour les entreprises. Ce que j’essaie de préserver, c’est du temps : pour lire, tester, expliquer, et faire grandir l’équipe. »
Le management direct est limité, on essaie d’être à quatre personnes environ.
« Pour avoir du vrai temps, pas du management administratif. »
ChatGPT : l’accélération brutale (et les dilemmes internes)
« ChatGPT a été une claque, même pour quelqu’un qui suivait les transformations de près. La rupture, c’est l’interface. D’un coup, n’importe qui accède à une puissance énorme, sans friction. C’est ça qui en fait une révolution. »
Mais chez OCTO, la question n’est pas seulement technique.
« On est très engagés sur la sobriété numérique. Et là, on a un outil hyper énergivore, mais incontournable. Donc on se retrouve face à un dilemme : on ne peut ni l’ignorer, ni pousser sans réfléchir. »
Les premiers mois, ce sont surtout des débats : impacts climat, dérives possibles, risques sociétaux, conformité.
« On a fait venir des intervenants pour parler des effets sur l’information, le travail, les biais. L’idée, c’était : avant de foncer, on comprend. »
La position évolue ensuite.
« On ne peut pas sortir du jeu, donc on forme, on accompagne, on utilise. Mais on mesure l’impact carbone, on documente, on arbitre. L’absence de transparence sur les coûts environnementaux dans les interfaces est un vrai problème. Si tu voyais la facture carbone de tes prompts, tu réfléchirais différemment. »
Agents et robotique : les prochaines vagues
« L’IA générative, c’est la vague actuelle. La suivante, c’est l’IA agentique : on donne des pouvoirs d’action aux modèles. Ils n’expliquent plus seulement, ils font. »
Les exemples concrets arrivent : mise à jour d’un CRM, création de comptes-rendus automatiques, navigation dans un browser, exécution de tâches RH ou techniques.
« C’est un changement énorme. L’IA cesse d’être un conseiller, elle devient un opérateur. »
Puis vient la robotique généraliste.
« On met les architectures actuelles dans des robots physiques. Le fait qu’ils soient humanoïdes n’est pas philosophique : le monde est déjà fait pour les humains. Deux bras, deux jambes : ça évite de refaire toutes les usines. »
Les prototypes sont impressionnants, mais encore chers et lents.
« Un robot met cinq fois plus de temps que toi pour plier du linge. Mais les coûts baissent tous les ans. Quand tu regardes les investissements chinois et américains, tu vois que ça ne restera pas un fantasme. »
Et derrière, des enjeux sociaux et éthiques massifs.
« La vraie question que je pose souvent : est-ce que je laisserais un robot seul avec mes enfants ? Aujourd’hui, non. Mais l’histoire montre qu’on finit par accepter ce qu’on refusait dix ans avant. »
Recruter dans l’IA : quand tous les CV sont “beaux”
« Depuis ChatGPT, tous les CV sont bien écrits. Tout le monde met LLM, RAG, agents. Les CV ont les bons mots, même quand l’expérience derrière est limitée. Ça rend le filtrage beaucoup plus difficile. »
Les process full-automatisés posent un vrai problème.
« D’un côté, une IA écrit le CV. De l’autre, une IA filtre le CV. Les biais historiques réapparaissent. Et en plus, tu risques de passer à côté des profils les plus intéressants, qui ne rentrent pas dans les cases. »
Chez OCTO, l’évaluation reste volontairement humaine.
« On fait présenter un projet concret. Tu vois immédiatement si la personne comprend ce qu’elle raconte, si elle sait expliquer, si elle suit vraiment ce qui se passe dans le domaine. »
La question clé, après un entretien technique ?
« Est-ce que je me vois travailler avec cette personne sur une mission difficile ? Si la réponse est non, ça ne sert à rien d’aller plus loin. »
Les juniors : une place plus dure à trouver
« Il faut être lucide : la place des juniors se réduit dans beaucoup de contextes. »
Historiquement, les produits se faisaient avec une pyramide : beaucoup de juniors, encadrés par des seniors.
Aujourd’hui, certains clients envisagent l’inverse.
« Quelques seniors très solides, augmentés par des outils IA, et peu de juniors. On le voit déjà dans certaines startups. Les erreurs coûtent trop cher, les cycles sont trop courts. »
Chez Octo, la dynamique est différente.
« On continue de recruter des juniors, surtout via les stages, et on investit dans la formation. Mais ce n’est pas représentatif du marché global. »
Les conseils implicites pour un junior ?
« Faire un projet perso, contribuer, expérimenter, être capable d’expliquer simplement ce qu’on a fait. Et surtout, montrer qu’on reste au contact du domaine. Trois ans sans suivre l’IA, c’est devenu très long. »
Se former et faire sa veille
« Aujourd’hui, je ne suis plus des mots-clés, je suis des personnes. Des chercheurs, des labs, des organisations qui ont de la crédibilité : DeepMind, OpenAI, Meta FAIR, Hugging Face… »
Les canaux : LinkedIn, X/Twitter, quelques newsletters sérieuses, quelques chaînes YouTube pointues.
« On est inondés de contenus générés automatiquement. Si tu ne filtres pas par source, tu te perds. »
En interne, la tribu organise des midis de partage, des présentations de papiers récents, des benchmarks.
« L’important, c’est d’avoir un petit réseau de sources fiables et d’accepter qu’on ne peut pas tout lire. »
Se projeter dans cinq ans
« Je me vois toujours entre la technique et la stratégie. Comprendre ce qui est vraiment mûr, ce qui relève de l’effet d’annonce, et le traduire pour des COMEX, des DSI, des équipes terrain. »
Et aussi questionner la valeur du métier lui-même.
« Si un jour tu peux générer une recommandation stratégique complète en un prompt, il faudra assumer la question : pourquoi le client paierait un cabinet de conseil ? Donc il faudra clarifier la valeur : une IA augmentée, ou un humain augmenté, mais en tout cas quelque chose de transparent. »
Il conclut avec ce principe :
« Si je ne peux pas l’expliquer simplement, c’est que je n’ai pas compris. Avec la vitesse actuelle, on ne peut plus se permettre de ne pas comprendre ce qu’on utilise. »





